"Des contre-vérités flagrantes..." Un expert accuse Eric Zemmour de "falsification de l'histoire"

À la veille de la Journée internationale en mémoire des victimes de l’Holocauste, l’historien Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS, dénonce les "contre-vérités flagrantes" proférées par le candidat d'extrême droite à la présidentielle.

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Lionel Paoli Publié le 26/01/2022 à 07:45, mis à jour le 26/01/2022 à 07:58
Pour l'historien Laurent Joly, Eric Zemmour "ne voit la réalité qu’à travers des verres déformants et l’interprète pour la faire converger vers ses obsessions". Photo J.-F. Paga / Grasset

"Zemmour qui affirme que Pétain a sauvé les juifs français pendant l’Occupation, et qui balaye toute critique en prétendant avoir ‘‘historiquement raison’’, c’est à mourir de rire !"
Laurent Joly, pourtant, n’esquisse pas le moindre sourire. Directeur de recherche au CNRS, cet expert a publié une dizaine d’ouvrages sur Vichy, l’extrême droite et l’antisémitisme en France.
Ulcéré par les "contre-vérités flagrantes" proférées par l’ancien polémiste, il publie "La Falsification de l’histoire" (Grasset, 140 pages, 12 euros). Il montre comment le candidat à la présidentielle s’appuie sur une "déformation systématique des faits" pour "légitimer un projet politique de persécution des étrangers et de suspension des libertés publiques".

Qu'est-ce qui vous a conduit à rédiger cet essai ?
Cela fait longtemps que je m’intéresse au cas Zemmour. Il y a plus de trois ans, Grasset m’avait déjà sollicité pour rétablir les faits historiques, totalement distordus dans les ouvrages du polémiste. Ce qui m’intéressait était de raconter comment on a écrit l’histoire de Vichy depuis 1945, en replaçant Éric Zemmour dans son terreau idéologique. La quasi-certitude de sa candidature, l’été dernier, a rendu ce projet nécessaire.

Zemmour réfute toute filiation avec l'extrême droite. Vous démontrez le contraire ?
Évidemment. Ce qui caractérise l’extrême droite française, depuis Maurice Barrès et Charles Maurras, c’est la dénonciation d’un "ennemi intérieur" qui veut détruire la France.

Vous pointez la similitude troublante des écrits de Zemmour et de Barrès…
À l’aube du XXe siècle, Barrès fustigeait déjà ces citoyens de "fraîche date", Français sur le papier, mais non dans leur chair, dans leur cœur, dans leur âme. Il écrivait en 1900 : "L’abaissement de notre natalité, l’épuisement de notre énergie [...] déterminent l’envahissement de notre territoire et de notre sang par des éléments étrangers qui aspirent à soumettre des éléments nationaux. [...] Aujourd’hui, parmi nous, se sont glissés de nouveaux Français que nous n’avons pas la force d’assimiler [...] et qui veulent nous imposer leur façon de sentir." Les mots sont les mêmes ; seule la nature de « l’ennemi intérieur » a changé. Hier, c’étaient les protestants et les juifs. Aujourd’hui, les musulmans.

Philippe Pétain a-t-il "sauvé les juifs français" comme le prétend Éric Zemmour ?
Pour prouver le contraire, il suffit de consulter les archives de la Gestapo et celles des autorités françaises de l’époque. Il est avéré que Vichy, en 1942, a mené une politique de collaboration proactive guidée par une vision xénophobe : en moins de quatre mois, du 17 juillet au 11 novembre 1942, 36 000 juifs ont été livrés aux nazis. Une telle politique n’était pas une politique de sauvetage ! Au bout du compte, sur les 74 150 juifs déportés de France, un tiers était Français. Ce sont des chiffres sidérants…

L’ancien polémiste s'appuie sur le fait que 75 % des juifs alors présents en France ont échappé à la mort. C’est plus que dans les autres pays européens ?
Oui, mais ce n’est pas grâce à Pétain. Dans d’autres pays, comme aux Pays-Bas, les juifs étaient concentrés dans quelques grandes villes : il était plus facile de les arrêter. On a déporté deux fois plus, en France, qu’en Belgique et en Italie réunies !

Le gouvernement de Vichy avait-il réellement des marges de manœuvre dans une France vaincue et occupée ?
Bien sûr que oui ! En Belgique, en juillet 1942, les Allemands ont demandé au bourgmestre de Bruxelles de livrer des juifs. Ce responsable a refusé en invoquant la Convention de La Haye – et les nazis ont dû s’y plier. Résultat : les deux tiers des juifs de Bruxelles ont survécu. À Anvers, où le maire a collaboré, la proportion est exactement inverse.

La théorie d’une alliance entre le glaive (de Gaulle) et le bouclier (Pétain) a été défendue en 1950 par un résistant célèbre, le colonel Rémy. C'était un proche de De Gaulle…
Cette thèse a été élaborée par l’avocat de Pétain, Jacques Isorni, lors du procès du maréchal en 1945. Après la guerre, Rémy est revenu à ses amours de jeunesse en renouant avec l’extrême droite maurrassienne. À ses yeux, la France était alors menacée par le communisme : il fallait faire "cesser les querelles entre Français". De Gaulle lui-même a écrit que Rémy avait été "frappé d’illuminisme"…

Existe-t-il réellement des débats entre historiens, aujourd'hui, sur cette période ?
Bien sûr. Mais ces débats portent sur les origines du statut des juifs d’octobre 1940, les raisons exactes du basculement de 1942… Ce que dit Zemmour sur le "moindre mal", le "glaive" et le "bouclier", aucun historien ne peut le prendre au sérieux.

Dans votre livre, vous donnez un certain nombre d'exemples de faits falsifiés : quand Zemmour affirme que De Gaulle n'évoque jamais le sort des juifs dans ses mémoires, ou lorsqu'il écrit qu’en 1945, personne n'a reproché à Pétain d’avoir livré des juifs étrangers…
En effet : il suffit d’aller à la source pour voir que tout cela est faux. Tout comme quand Zemmour assure qu’autrefois, on n’avait pas le droit d’appeler son fils Mohammed.

Pensez-vous qu’il ment sciemment ?
Je pense qu’il a une vision tordue de l’histoire. Il ne voit la réalité qu’à travers des verres déformants et l’interprète pour la faire converger vers ses obsessions. C’est un doctrinaire, un pur intellectuel. Pour valider ses approches théoriques, il n’hésite jamais à falsifier les faits. C’est le cas, par exemple, quand il écrit dans Destin français que Charles de Gaulle a tenu des propos antisémites vis-à-vis de Léon Blum. Ou qu’une "première rafle du Vel' d'Hiv'" a été menée en mai 1940 sous Paul Reynaud. Ça, c’est scandaleux !

Vous affirmez que cette réécriture de l'histoire de Vichy a un objectif : permettre l'union des droites. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Ce qui empêche l’alliance de la droite et de l’extrême droite, c’est le souvenir de Vichy. Relativiser ou nier les crimes de la collaboration, cela rend possible des politiques disqualifiées depuis la guerre : prendre des mesures d’exception, stigmatiser les minorités, expulser deux millions d’étrangers et de "mauvais Français"…

Les derniers survivants de la Shoah disparaissent les uns après les autres. Que pèse la parole d'un historien face aux polémistes médiatiques ?
On vend moins de livres et on a moins d’audience, c’est certain ! Mais je pense que la plupart des Français ne sont pas dupes de mensonges aussi grossiers.

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